mardi 26 février 2013

Lettres à Colombe

Suite à la lecture de Colombe, le deuxième roman d'Éric Brucher, nous avons rédigé des lettres adressées à l'héroïne, Paola - dite aussi "Paloma" ou "Colombe". Nous les avons transmises à l'auteur. Et, miracle, Colombe nous a répondu !
Voici quelques-uns de ces magnifiques échanges :





     Petite Colombe,


Je me permets de t'appeler ainsi car tu me sembles fragile et enfermée dans ton propre monde.Tu rêves de liberté, de ta liberté. Que caches-tu au fond de toi, jeune fille ? J'aimerais t'apprivoiser mais il me semble que peu de gens y arrivent. Tu es tel un oiseau sauvage, difficile à atteindre, difficile à aimer aussi. Tu te moques du conformisme, des lois, tu appelles d'ailleurs ta propre mère par son prénom. Je ne pense pas que tu saches vraiment ce que tu veux. Tu es sûre que ton père n'a pas un peu à voir avec ce qui te ronge ? Tu es comme un enfant qui n'exprime ses besoins que par des cris ou des pleurs. Ton cri se nomme anorexie. Tu es dotée d'une capacité intellectuelle remarquable et c'est peut être cela qui peut t’éloigner de la société d'aujourd'hui. Tu es imprévisible, tu me fais vraiment penser à un volatile. Il faudrait, pour arriver à te trouver, que je sois là sans que tu ne me voies vraiment. Comme ta brave tante Solange qui a su trouver l'attitude avec toi. Est-ce dû à sa facilité avec les animaux et la nature ? Peut être que oui. Ne sois pas aussi dure avec ta mère, il est difficile d’éduquer ses enfants. Elle a toujours voulu le meilleur pour toi et n'a pas su comment agir avec toi, tu as été exigeante envers elle. J'ai cru comprendre que ton ami Abraham était important à tes yeux, et le début d'une relation amoureuse entre vous ne m’étonnerait pas, j'ai senti à travers ses quelques lignes un peu d'affection amoureuse, l'aimes-tu ?
Tu penses être différente des autres jeunes de ton âge mais je ne pense pas que tu sois si différente que ça. Je pense même que tu es bien plus proche d'eux. Comme eux, tu as des soucis d'ado, comme eux des blessures personnelles plus profondes. Tu es une colombe qui reste enfermée dans sa cage, son mal être. Tu veux alléger ton corps en cessant de te nourrir pour pouvoir voler...mais n'est-il pas possible de voler d'une autre manière ? Bien sûr que si, en te cherchant, en trouvant ce qui fait ton bonheur sur cette planète, t'entourant de gens qui sauront t’accueillir dans leur vie. Tu t’évades à chaque fois que tu regardes le ciel et chaque fois tu t’éloigne un peu plus de la liberté. C'est  cet attachement féroce à croire que le bonheur est ailleurs. Tu imagines un monde meilleur parmi les battements d'ailes. Tu fais de belles allusions à des classiques de la littérature, de magnifiques jeux de mots aussi, n'essayerais tu pas d’écrire de ta plume pour trouver la sortie de ces barreaux froids que tu entretiens depuis si longtemps ?
Je ne te connais pas, tu ne me connais pas et on ne se rencontrera peut-être jamais, je n’écris pas pour te faire la morale ni même te juger. Tu n'existes pas, tu n'existes que par la pensée de tes lecteurs. Chacun t'a imaginée différente, ta famille aussi, tes amis ont été imaginés différemment. L'endroit paisible où tu as été pour faire ta cure a à chaque fois été visualisé par chaque lecteur. Et chaque histoire est aussi interprétée de manière unique. Il existe dans ce monde et dans ce vaste ciel, de nombreuses petites colombes emprisonnées, cherchant leur voie et leur délivrance.

A toi petite colombe,

Donne un sens au mot LIBERTÉ…

                                         
                                                                                                                       Mélanie


Chère Mélanie, princesse mélancolique toi aussi  – comme le dit ton beau prénom.
Puis-je croire avoir trouvé en toi quelque chose d’une sœur (en partie du moins) ? Que tu t’ajouterais volontiers à cette ‘grande famille’ invisible dont tu as aimé rappeler la toile de Magritte, ainsi qu’un aveu secret ?
Cette libération de tout ce qui contraint ici-bas, que cherche-t-on d’autre ?
Sans doute n’ai-je pas voulu accepter cette réalité : que vivre notre existence imparfaite suppose l’acceptation de barrières étriquées, de compromis, d’arrangements. Je porte pourtant le désir irrépressible d’un autre monde, une autre vie, en plénitude – sorte d’intuition, de secret instinct, vital, naturel, évident, avec la certitude de trouver – dans une acuité de la conscience dont on n’a pas idée, comme la percée du soleil à travers les brouillards. Peut-on comprendre cela ? Oh si, vois-tu, je sais terriblement bien ce que je veux. Mais au risque de la solitude la plus crue. C’est ma dissidence radicale, le désir de réaliser ce qui en chacun tend vers la plus haute noblesse.
Tu as raison, on ne veut pas de ces moralisateurs rasoirs. Tu as raison encore en disant que mon père m’a manqué – mais ce n’est plus le cas. Je me rappelle comment nous jouions au cerf-volant ; peut-être, c’est vrai, s’il était resté près de moi aurait-il pu m’aider à continuer de diriger mon désir vers le ciel (était-il même au courant de ce qu’il m’apprenait ?), qu’il ne se retourne pas contre moi-même. Puis, si je réfléchis, je verrais volontiers comme un signe des temps que l’absence d’un père corresponde à l’absence du Ciel : ne sommes-nous pas tous devenus orphelins de transcendance, du désir d’une vie supérieure ? Mais au diable tous ceux qui voudraient me psychologiser ! Me faire croire que j’aie pu être détraquée à cause d’un père manquant, ou que je trouve ailleurs, comme une compensation, ce qui me manque ici ! Please, non !
Je repense avec une émotion extrême à Séraphine, à ces vieilles dames, le chœur des anges. Leur amour m’a aidée à me mettre tout à fait au monde sans doute, elles m’ont comme accouchée – il est donc possible d’accoucher hors des règles (dans tous les sens du mot) – et réconciliée. Elles ne sont plus guère concernées par la descendance, mais sans doute davantage par la transcendance – la mort inévitable suggérant peut-être bien cette question en elles.
Ecoute, Mélanie. Ecoute, au diapason de nos cœurs, les magnifiques échos baudelairiens: Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher
Puisque ça t’intéresse, oui, je suis sortie un peu avec Abraham. Il ne s’est cependant ‘rien passé’ – et puis-je te l’avouer entre filles, je ne suis pas sûre d’avoir envie qu’il ‘se passe quelque chose’ avec un garçon (ni une fille !). Doit-on nécessairement mettre du sexe dans l’amour ?
J’ai accompagné un peu sa troupe, me suis abstenu de chanter, ma voix n’était pas si bonne. J’ai entamé des études d’histoire qui ne me satisfont que très partiellement, mais bon, on verra où ça me mène. Désormais écrire mes libère des barreaux – et que tu l’aies compris me laisse penser que toi-même…. Ebrouer les plumes de nos ailes dans l’espace immaculé de nos cahiers – convoquer les mots, les siffler afin qu’ils nous prêtent leur dos, nous envolent et emportent très loin, nous déposent au milieu de nulle part, ‘par là’, dans l’immense, au cœur du firmament, quand vient le sentiment vertigineux d’être enfin réuni.
A toi, chère Mélanie, en affection – cœur à cœur ou sœur à sœur.

Colombe


                     

                            
 Chère Paloma,



Je t'écris cette lettre afin d'essayer de te redonner une vie plus dynamique que celle à laquelle tu te raccroches sans cesse. Chaque instant de ta vie te ramène à penser à cette colombe, pourquoi ? N'y a t-il pas d'autres choses qui te caractérisent ? Chaque fois que nous allions en vacances à la mer du Nord tu étais si bien, épanouie et heureuse de faire du cerf-volant tout ce temps passé sur la plage. Qu'est-ce qui te donne à ce point l'impression d’être enfermée et de ne pouvoir te libérer ?
Si le chant te soulage de tes blessures intérieures, plonge-toi au plus profond de cette activité, plein de choses peuvent naître autour de la musique. Je voulais aussi et surtout te rappeler que je suis ton père et ce n'est pas parce que j'ai pris la fuite que je t'oublie, bien au contraire, ces souvenirs de tous les moments passés avec toi restent gravés dans ma tête. Un enfant, on ne peut l'oublier, il y aura toujours une trace de toi dans ma vie. Malheureusement, cette vie et souvent différente de ce que l'on peut imaginer. Chaque jour est un obstacle à surmonter, qu'il soit facile ou difficile, et nous atteint au plus profond de nous. J’espère que cette lettre pourra combler le vide que je te fais ressentir ; repense à quand je te tenais par la main lorsqu'on marchait. Je suis là et tu est présente à chaque instant dans mon esprit.

Courage  et j’espère à bientôt.

                                                                                                                                 Papa




Mon cher papa,
Je n’ai pas besoin de te reprocher la fuite.
C’est ton affaire, avec Arielle, maman.
Comment, pourtant, ne garderais-je pas comme une amertume indélébile ce si constant silence où tu m‘as laissée ?
Ne mens pas, bien entendu que si, tu m’as oubliée – c’est mon nom sans doute, en couverture de mon premier roman, qui t’a donné du scrupule. Ou cette chose plus sombre encore de vouloir trouver de quoi se clarifier aux lumières scintillantes des supposés projecteurs de la gloire…
Que les moments de mon enfance te restent dans la tête, c’est possible – moi ils me restent dans le cœur, comme une écharde cruelle.
Rassure-toi, les plaies cicatrisent.
Il n’est pas utile à présent que tu m’écrives encore : ne pas te savoir mort suffit à me contenter. Oui, ta main dans la mienne m’a beaucoup manqué. Aujourd’hui, je préfère conserver ce manque que des retrouvailles ne sauraient de toute manière combler. La vérité est que ta disparition, ta fuite (nomme-la comme tu veux) n’y est pour rien, elle n’a été que le révélateur d’un manque plus essentiel, le gouffre infini au fond de chacun. Pour d’autres, cela aurait pu être un déclencheur  différent ; d’autres encore ne le découvriront jamais, se bornant à geindre sur les aléas de leur pauvre existence. Cher papa, à présent, je veux te dire merci : c’est ton absence qui m’a conduite à désirer davantage, à désirer plus vaste : là où, comme disait le poète, les oiseaux sont ivres / D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Je t’embrasse.
Certains donnent des coups de griffe, moi ce sont des coups de bec…






Chère Paola,

Ton histoire m’a fait me poser beaucoup de questions à ton sujet. Pour commencer, j’aimerais t’en poser quelques-unes au sujet de ton manque d’appétit ou anorexie comme dirait Chocart. Pourquoi ne voulais-tu pas manger quand tu étais avec Arielle (ta mère) et mangeais-tu plus avec ta tante Solange ? Pourquoi n’appelais-tu pas ta mère «maman » ? Serait-ce le manque d’affection qu’elle t’apportait ? Quelles étaient tes sensations lors de ton séjour à l’hôpital ? Durant ton voyage en train et en bus, quel était ton état d’esprit ? Avais-tu peur ? Quand ton père est parti, à tu éprouvé un manque ? Est-ce-que la philosophie t’a apporté une vision différente du monde dans le quel on vit ? Séraphine t’a-t-elle apporté quelque chose dans ta vie ? Le fait que tu as appris que ta grand-mère s’est suicidée, cela t'a choquée, a changé ta vision d’elle ou rien de cela ? Le fait d’avoir appris que ta mère (Arielle) a interrompu sa grossesse donc que tu as perdu un frère  t’a choqué ? Le fait de revoir Abram  (Abraham) qui faisait du violon, cela t’a fait plaisir qu’il ait su utiliser ses doigts avec succès ? Pour finir, pourquoi au début de ton histoire  aimais-tu contempler le ciel puis plus tard dans l’histoire tu ne le fais plus comme si tu n'en avais rien à faire ? Serais-tu pas en fait une capricieuse et une personne qui ne sait ce qu’elle veut ?

Kevin


Cher Kevin,
Donc, toi le ‘beau garçon’ (c’est le sens de ton prénom) tu me traites de ’petite chèvre’ (capricieuse) … Quel toupet !
Oh, Kevin, comme si vouloir l’être en complétude pouvait relever du caprice…
Ou est-ce le caprice des princes ?
A la manière de cette sœur en rébellion, celle de Monsieur Seguin que tu ne peux manquer de connaître. On lui a fait beaucoup injustice, à la chèvre, on lui a beaucoup reproché son désir d’une vie libre et sauvage, récupérant sa fin mortelle en conte moral pour les tièdes et les fades. Comme je la comprends, la biquette ! Désirer la haute montagne, l’air pur, cette vie un peu élevée et plus essentielle, loin de l’enclos, du piquet, de la vie étroite que lui préparait son bon maître (et broute-moi donc ce pré pour qu’ensuite je te traie) ! Et la lutte contre le loup – cet autre Minotaure – , toute la longue nuit…, qu’elle est grande et altière, qu’elle est noble et belle !
La révolte, la dissidence….
Le suicide de ma grand-mère, ne plus pouvoir supporter la mémoire de l’horreur.
Moi, les images des camps infâmes m’ont coupé l’appétit tout à fait. Comment vivre, lorsque l’on garde en mémoire cette horreur ? Comment désirer participer au genre humain ? A moins d’abdiquer sa conscience – dans une forme d’indifférence sans doute indispensable pour continuer dans cette vie. C’était une protestation presque politique, une participation révoltée à l’innommable souffrance. Je ne savais pas encore que j’étais moi-même juive, j’ignorais encore qu’une part de ma famille avait été dévorée par ce Moloch… Comme si, au travers du silence et des années, j’avais pu sentir cette grande proximité. Le temps semble ne pas exister…
Tu me parles de mon petit frère aussi. Mon grand frère. Oui, à quoi tient la vie… ? Là aussi, je me dis ‘cela aurait pu être moi’…
Mais tout cela reste douloureux…
Je te laisse et t’embrasse,
Paola




Chère Paola,


C'est moi, ton vieil ami Nazario, je ne sais pas si tu te souviens de moi car ça fait très longtemps que l'on ne s'est pas vu. On avait fait connaissance quand tu venais à la chorale avec Gabriel, j'étais un ami à Yvette.
Je voulais te demander comment ça se passe avec Abraham. Avez-vous rattrapé le temps perdu ? As-tu accepté de rejoindre sa troupe ?
Je voulais aussi te demander si tu as su retrouver ton père. As-tu pu le contacter ? Tu avais l'air si bouleversée à l'époque quand tu m'avais raconté que quand vous alliez à la mer avec « ta grande famille » ( qui n'étais pas si grande tout compte fait) vous faisiez du cerf-volant et aussi vous alliez manger une gaufre ou une crêpe. Ça devait être de très bon moments et je comprends que tout ça te manque. Et ta maman, qu'est-elle devenue ? Êtes-vous devenues plus proches ou alors la situation est-elle restée toujours la même ? Il y a pas longtemps j'ai revu ta tante Solange avec Gabriel, ils m'ont invité à visiter leur jardin car il est devenu encore plus beau qu'avant et tu sais quoi ? Il y a toujours autant de merles qu'avant et leur mélodie est toujours aussi sublime. Et au niveau de tes croyances, continues-tu à croire qu'il n'y a pas de Dieu ou bien ta dernière visite à l'église t'a-t-elle incitée à devenir croyante ? J’espère aussi que ça va mieux, ta « maladie », j'ai entendu dire que tu as eu recours à la chirurgie esthétique pour avoir ce petit creux qui relie le nez à la lèvre supérieure, étais-tu si complexée que ça ? En tout cas ça me ferais vraiment plaisir de te revoir car j'ai plein de choses à te raconter, j’attends avec impatience ta réponse


Cordialement : Nazario     



Cher Nazario,
Comme ta lettre me touche !
J’aime que tu sois retourné voir Gabriel, j’imagine combien il doit avoir embelli les parterres de Solange, combien ses tomates doivent rougir de plaisir sous tant de soins attentionnés!
J’aime que tu saches écouter les merles. Moi aussi, à présent qu’arrive le printemps, je les guette dans les arbres en face de mon appartement, il y en a un qui siffle à tue-tête dès les premières lueurs, c’est lui qui m’éveille le matin.
Pour toi, ce petit texte :
Merle volubile des matins clairs, merle des soleils fleuris, un peu exalté dans son habit de jais. Concert tôt matin, aubade : les élucubrations de sa flûte radieuse éveillent la blancheur des pommiers. 
Plastron gorgé d’aise, confiant en sa verve tantôt déclamée en étonnants arpèges, le voilà sautillant sur le gazon, bec orange sur manteau noir, entêté à tirer, extraire le ver de terre, le rose lombric. Et sa merlette, affolée par le premier chat qui passe, tressaute à toute allure – s’enfuit en trilles hystériques sous les noisetiers.
Ah, mais le merle blanc, celui que l’on espère, que l’on attend – qui sacre le printemps. Tout vêtu de lumière dans les prairies du matin, il chanterait la rosée des clairières, ferait danser les printemps.
Mais, sais-tu ?, il est bon de se méfier des rumeurs et autres racontars. Sincèrement, tu me vois recourir à la chirurgie esthétique… ?
Dans ma tradition juive, Dieu est Celui qui ne se nomme pas, qui ne se représente pas, dont on ne peut rien dire. Moi, je crois qu’on met tellement de choses trop humaines dans ce mot … Trop d’humeurs aussi … Eglise, synagogue ou mosquée, je crois que le vrai temple est au-dedans de soi.
Maman, je ne la vois pas beaucoup. Je crois qu’elle a toujours eu du mal à comprendre quoi que ce soit à sa fille. Comme s’il y avait une petite fille encore en elle qui devait grandir. Elle a trouvé un boyfriend, je ne peux qu’espérer la voir couler des jours heureux. Qui sait si ses roucoulements de bonheur, ses amours de tourterelle l’apparenteront à la grande famille invisible des colombes… ?
Avec toute mon affection,
Paola





                                                                           Ma fille,

    Je t’écris cette lettre car, comme tu me connais, je n’arrive pas m’exprimer en face de toi donc je préfère tout te dire par écrit. J’espère que ce que je vais te dire va t’aider. Voilà, je sais que tu m’en veux, que tu ne me considère spas vraiment comme ta mère mais sache que lorsque tu m’appelles par mon prénom au lieu de tout simplement  ‘’ maman ‘’ cela me fait mal. Mais bref, laissons cela sur le côté et parlons un peu de toi.
                       Je voudrais savoir pourquoi tu réagissais comme cela, à rester dans ta chambre, dans ton lit ou à la fenêtre à rêver des nuages et des oiseaux. Est-ce le manque de papa qui te fait si mal ? Je peux comprendre  car malgré les apparences, papa me manque aussi. Comme tu peux  le savoir, je fais tout pour l’oublier mais ça ne marche pas. Mais pourquoi rester aussi enfermée sur soi ? Pourquoi toujours rêver de cette évasion et ne pas la vivre ? Rejoindre ce ciel que tu désires tant ? Pourquoi ne deviendrais-tu pas cette colombe de la toile de Magritte dont tu parles tellement ? Te libérer ! A rester comme tu es, rien n'avancera. Vis ta vie, libère toi de cette prison, de ce tombeau que tu te construis. Je me rappelle encore  ces moments passés avec papa, lorsqu’on allait à la plage, faire du cerf-volant, tu étais heureuse, tu te sentais libre. Revis des moments pareils ! En restant enfermée dans ta chambre, sans manger, sans bouger, sans vivre, tu ne pourras jamais revivre des moments comme cela.
    Bon maintenant, tu es partie chez ta tante Solange, j’espère qu’après avoir lu cette lettre, tu vas réfléchir et  profiter un peu de la vie. Tu verras, la campagne est très belle. J'espère que l’on se reverra un jour ma petite fille,

    Ta maman qui t’aime


Maman,
Chère petite maman,
Tes conseils sont ceux d’une maman démunie… Mais que pourrait-elle dire d’autre, vouloir d’autre?
Chanter, écrire : oui, cela m’a permis de sortir du tombeau auquel ressemblait ma vie, m’évader des barreaux… Ne te tracasse donc plus. Mais ne me parle plus de ‘profiter’ : lorsque tu liras mon livre, tu comprendras peut-être (il sortira, je l’espère un jour, j’en ai envoyé le manuscrit à des éditeurs sous le titre Colombe).
Oui, la campagne est belle chez Solange : peut-être est-ce cela aussi qui me manquait trop lorsque nous vivions à deux ? Une nature douce et aimante.
Une manière de vivre aussi, un peu minimaliste, que j’aime. Ses amis sont chouettes. Peut-être que parmi eux, tu trouverais un amour plus authentique que dans les bras de ton nouvel amant ? Mais il est sans doute très bien, cet homme, je n’ai pas à me mêler de cela, je te souhaite seulement tout le bonheur du monde.
Merci de cela, m’avoir envoyée chez ta sœur.
Ta fille qui t’aime, Paola.



        A toi, Paloma.


Bonjour ma chère et tendre fille. Je t’écris aujourd’hui car j’ai quelque chose à te faire comprendre, quelque chose que je n’aurais pas su exprimer par la parole. Tu sais, mamy était fatiguée de vivre. Non pas qu’elle a vécu en vain, mais jamais elle n’a remué ses fesses pour parvenir à quoi que ce soit, ne sois donc pas attristée et ne suis pas son exemple. J’ai cru entendre que tu avais besoin de soin, mais je suis sûr que tu t’en sors. Après tout, tu es ma fille... Tu comprendras plus tard, une fois que ton enfant sera au monde. Une fois qu’un être t’appartient par le sang, tu te perdrais dans un monde inexistant pour le sauver. Et sache que si je n’ai pas été assez présent, je ne t’oublie pas pour autant. Ne crois pas que ce soit l’avortement (qui nous accable tous) qui m’a donné envie de t’écrire, c’est simplement que certaines choses ne peuvent s’accepter que dans l’état que la vie leur a donné. En d’autres mots, tu es ma fille et je n’ai jamais cessé de t’aimer. Ayant été mis au courant de ton état, je ne pouvais pas perdurer dans l’élan de mauvais père que j’avais pris. Je m’en excuse. je voudrais te retrouver et te prouver que je pourrai être là pour toi désormais. Je ne sais pas si tu me répondras mais je veux que tu lises cette lettre deux fois et qu’ensuite tu attendes la suivante. Pourquoi ? Car dans quelques jours je reviens vivre dans la région. Je te recontacterai.
En attendant cette lettre que je t’écrirai lors de mon retour, j’espère que tout se passe bien à la chorale. J’ai toujours su que tu étais faite pour ça. Quel dommage que je n’aie pas pu assister à tes représentations. Je sais que je n’ai pas été correct avec ta maman, mais elle et moi n’étions plus faits pour faire de nos jours des jours heureux. Afin de terminer cette lettre comme il se doit, j’espère avoir ton pardon pour avoir été un père absent, je compte changer si tu me permets de le faire. Je t’aime.




Ton papa


Cher Papa,
Le pardon, tu sais…
Tu as dû être dépité de ne pas me trouver : j’étais loin sans doute lorsque tu as souhaité me recontacter. Sur les routes avec une troupe d’amis musiciens – c’était une tellement belle expérience.
Je n’ai pas reçu ta première lettre. Les Postes ne sont peut-être pas si fiables, ou l’as-tu envoyée un peu tard – toujours ce retard. Ou ce ‘coup de pouce’ du Ciel qui fait si bien les choses…
Et donc, comme tu me l’enjoins de façon sous-entendue, je me ‘suis bougé les fesses’.
Oui, de toute façon, je m’en sortirai, comme tu le dis. Après tout, c’est toi qui m’a fait découvrir par le cerf-volant que nous étions reliés au ciel. Oui, un jour je sortirai de cette vie et rejoindrai le ciel… Cela n’aura pas été ‘s’en sortir’ tel que tu l’entends sans doute…
Ne te tracasse pas, je vais bien. Et puis, tu as mon pardon.
Je te laisse à ton ‘amour de ta fille’, toi si accaparé par tant de tâches et de réalités. Crois-tu vraiment devoir être là pour moi aujourd’hui ? Si tu veux te racheter une conduite ou une conscience, ce n’est plus vis-à-vis de moi qu’il importe de le faire. Certainement as-tu une autre vie, peut-être une autre femme, d’autres enfants : c’est à eux qu’il te faut être présent aujourd’hui.
Dans la mémoire de ce qui fut notre complicité,
Papola




Chère Paola,

Depuis que tu es partie avec Abraham, je n’ai plus beaucoup de nouvelles de toi. Est-ce que ton voyage musical se passe bien ?
Tu manques énormément à Gabriel, il demande tous les jours de tes nouvelles, je lui dis que tu vas très bien pour ne pas l’inquiéter. C’est vrai qu’on ne peut s’empêcher de penser à toi une fois qu’on est resté avec toi, même juste un instant. Tous les jours, je passe mettre des fleurs sur la tombe de Séraphine pour toi, je sais que tu l’aimais beaucoup. Gabriel me dit que la chorale a perdu deux belles voix et que ce n’est plus comme avant, mais tu les connais, elles ne s’arrêteront de chanter qu’à la toute fin. Quand reviendras-tu à la « Maison aux tourterelles » comme tu avais l’habitude de l’appeler ?
Ta mère veut venir me rendre visite l’été prochain pour voir là où sa fille s’est trouvé une raison de vivre, tu vois qu’elle t’aime !
Reviens-moi vite, il y a toujours de la place pour toi ici.

Je t’aime fort, 
Solange.



Chère Solange,
Oui, le voyage musical se passe bien !
Excuse-moi de ne pas t’avoir écrit, on bouge tout le temps et cela me donne une sorte de vertige, je n’en ai plus l’habitude !
Puis Abraham est tellement gentil … Et avec ses amis on rit tout le temps.
On rit tous ensemble de ma voix d’ailleurs, elle n’est pas si jolie (j’ai pu faire illusion parmi vous, mais bon… Gabriel est sans doute devenu quelque peu dur de la feuille… - je plaisante, lui qui a tant de tendresse pour toutes les feuilles). Par contre, j’entreprends un journal personnel (pourquoi je ne t’écris pas non plus, le temps disponible, je le consacre à mes carnets), j’espère le faire aboutir sur un livre…
Merci des fleurs pour Séraphine. Mon cœur pleure en silence sa disparition. Mais chaque matin (je me lève tôt, je sors marcher), les brumes flottent sur la nature, et j’imagine sa présence qui rôde et me tient compagnie. Elle a seulement quitté son corps pour une autre vie, une autre dimension de la vie…
Je repasserai à la Maison aux tourterelles dans deux semaines sans doute. Je fleurirai moi-même la tombe de Séraphine.
Je me laisse serrer contre toi, je t’aime.
A bientôt,
Paloma





Chère Paloma,



J'espère avant tout que tout se passe bien au sein de ta nouvelle troupe et surtout avec Abraham ; j'ai senti à quel point tu étais heureuse de le revoir. Si je t'écris aujourd'hui, c'est qu'en fait, j'aimerais évoquer ton histoire pour pouvoir y voir plus clair.
Je suis d'abord certaine que cette envie de vouloir être tout et de vouloir nager parmi les nuages ne te venait pas de la naissance, je pense surtout qu'elle te venait d'un gros manque. Il te manquait quelque chose dans ta vie familiale. Cette colombe dans ton cœur, tu l'as seulement inventée, peut-être pour pour cacher tes vrais sentiments.
Le déclencheur de ton « anorexie » n'est pas ton adoration du ciel mais plutôt l'atrocité des camps de concentration. Le documentaire que tu as vu t'a blessée profondément. Ensuite, tu ne te sentais pas à ta place dans ce monde où tout est superficiel et dépourvu de sens.
Toute petite déjà, tu te sentais incomprise et délaissée par ta mère. Tes amis et ton père sont partis et ils te manquent tous.
Quand tu es partie à la campagne, chez ta tante Solange, tout a commencé à aller mieux pour toi. Sans t'en rendre compte, tu reprenais goût à la vie. Tu t'es trouvée un père de substitution, Gabriel, un amoureux de la nature et du jardinage. Il t'a appris à aimer la terre et les belles choses qu'elle nous offre mais pas seulement car il t'a aussi trouvé une passion, le chant. Grâce au chant, la colombe de ton cœur s'est apaisée.
Ce qui t'a aussi aidé, ce sont les réponses aux questions que tu n'as jamais osé poser. D'ailleurs je me demande ce qui t'empêchait de le faire.



Amicalement,



Doriana





Très chère Doriana,
Qu’est-ce qui déclenche notre soif d’infini… ? Ou l’invente-t-on ?
Je crois que cette soif est en nous – qu’on la nomme désir, nostalgie, ou même foi –, tapie comme un animal sauvage, farouche et en même temps fragile. Je crois qu’elle est en nous dès notre venue sur Terre, dès notre naissance.
Les arguties psychologiques ou les psychanalyses à deux sous ne diminueront ou ne réduiront jamais ce manque essentiel à une erreur de perspective – les manques familiaux, les événements de l’Histoire, les blessures de la vie ne seront jamais que des déclencheurs (comme peuvent également l’être les joies et les illuminations).
Peut-être ne suis-je pas claire. Ce n’est pas grave. Ta sollicitude me touche.
Oui, le chant m’a surtout appris la respiration, laisser le souffle me traverser sans plus me crisper… Mais en vérité je chante mal, je trouve ce même souffle à présent lorsque j’écris (j’ai entamé un journal intime).
J’étais si contente de revoir Abraham – lui qui a gagné son ‘ha’, la lettre du souffle justement.
A présent, chacun est retourné à sa vie (j’en entamé des études d’histoire). J’ai compris avec lui le sens du mot ‘amitié’, dont on dit bêtement qu’elle est impossible entre homme et femme, selon cette étrange tournure d’esprit qui croit devoir tout sexualiser (héritage du freudisme peut-être). (Les découverts ‘psy’ ont éclairé certaines choses, mais obscurci en même temps d’autres vues…)
Tu évoques également Gabriel, et de même avec lui, j’ai compris que l’on pouvait avoir un père de substitution. Peut-être même avons-nous tous besoin de deux pères et de deux mères : le biologique et le spirituel – père et matrice spirituels en plus des géniteurs biologiques…
‘Doriana’, c’est presque ‘âme dorée’.
Dans le goût de le liberté, Paola.


Pour terminer, ce mot d'Eric Brucher que nous remercions chaleureusement :

Tant de questions, je ne pourrai répondre à toutes.
Quand on contemple le ciel, il vient un temps où l’on n’a plus besoin des mouvements extérieurs de l’atmosphère… Séraphine m’a réconciliée avec moi-même, je ne sais trop comment, cela aura été sa magie ; désormais, je trouve le ciel au-dedans, je crois.
Oh non, la philosophie ne m’a pas aidé à vivre – elle m’a juste aidé à clarifier certaines choses, à mettre des mots sur des questions aussi. Je n’ai plus, on n’a plus sans doute aujourd’hui l’optimisme des Grecs anciens qui pensaient, avec la philosophie, acquérir ou accéder à la vie bonne et belle.




dimanche 10 février 2013

Un obscur enjeu de mémoire


L’incipit de ce roman « léger » est de ceux qui méritent de ne pas s’oublier : « Je n’ai jamais été très bon pour tuer les gens. » Joint au titre paradoxal, Le Tueur mélancolique, il constitue assurément un incitant à poursuivre la lecture. D’emblée, le « plaisir du texte » est au rendez-vous.

Le narrateur, Leonard Gründ, est engagé dans une agence de détectives privés. Il ne remplit au début que des fonctions secondaires mais bientôt le patron, «Stuki», le prend pour confident. Il voudrait voir en lui un alter ego, une sorte de jumeau. Il deviendra aussi, par la même occasion, une sorte de cavalier servant pour Helena Lawson, excellente amie de Stuki. 

Les choses se compliquent lorsque, l’air de rien, Stuki engage une discussion sur l’euthanasie et remet à Gründ un flacon de poison. Il s’agirait pour lui de verser quelques gouttes de ce produit dans la boisson d’Abimaël Green, présenté comme une pauvre vieille chose moribonde, ce qui pourrait avoir comme effet de hâter quelque peu le trépas du dit Green, sait-on jamais, la créature est tellement fragile… En clair, Gründ est chargé de liquider Green. Et il n’a pas vraiment le choix. Il accepte donc la mission, ou dit l’accepter.

Dans une pension de famille qui n’a d’attirant que le nom ("Paradise Loft"), où séjourne notamment un charmant crocodile qui passe sa vie dans une baignoire, Gründ trouve, comme prévu, la première trace de Green. C’est une sorte d’Inca étrange et perspicace (« il est venu pour me tuer »), sans domicile fixe, accompagné en permanence par une petite Indienne, qui emmène Gründ à travers les quartiers les plus charmants de la ville, dépôts d’immondices, égouts, ligne du métro… 

Abimaël Green apparaît bientôt comme une sorte de voyant, qui entraînera Gründ dans un parcours initiatique balisé de transes prophétiques et de sommeils hallucinogènes. Mais Green, qui voit ce que d’autres ne peuvent entrevoir, n’est pas très clairvoyant envers son propre passé : « Il y a dans cette histoire un obscur enjeu de mémoire. ». Et cet enjeu de mémoire vaut pour Gründ, à la recherche de sa vie, de son père, autant que pour Green, à la recherche, peut-être, de sa mémoire perdue. Gründ dont le père avait un jour déchargé son revolver en tirant sur les étoiles : « Je n’ai rien fait de ma vie, petit. Fais quelque chose, toi, fais quelque chose… »

Aller plus loin dans le résumé de l’intrigue reviendrait à dévoiler son dénouement, ce qui serait dommage. Gründ parviendra-t-il à faire « quelque chose » de sa vie ? Green retrouvera-t-il son passé ? La fiole de poison servira-t-elle ? Le crime parfait est-il possible ? Qui est le commanditaire de cette disparition et quels sont ses mobiles ? Autant de ressorts d’un polar au fonctionnement parfait qui tient le lecteur en haleine jusqu’aux dernières lignes.

Un roman policier qui déborde cependant de son cadre, comme toujours chez François Emmanuel, et fait de nous aussi des chercheurs d’étoiles, ou des chercheurs d’or, sur la piste des dernières pépites du Tahuantinsuyu qui brillent peut-être tout simplement dans les yeux d’une femme…

François Emmanuel, Le Tueur mélancolique, collection "Espace Nord".

jeudi 7 février 2013

Rencontre avec Eric Brucher

Le jeudi 7 février 2013, nous avons reçu en classe le romancier Éric Brucher, qui a gentiment répondu à nos questions à propos de Colombe. Voici quelques photos et extraits de cet entretien.


















A propos de Maeterlinck.

Le mardi 15 janvier, au cours de notre visite aux AML, Monsieur Fabrice Vandekerkhove a répondu à nos questions à propos de Materlinck, particulièrement de Pelléas et Mélisande. Voici quelques extraits de son exposé auquel participait aussi Madame Laurence Boudart.